"Par les routes" de Sylvain Prudhomme

 

  « J’ai retrouvé l’autostoppeur il y a six ou sept ans, dans une petite ville du sud-est de la France, après plus de quinze années pendant lesquelles, sans tout à fait l’oublier (l’autostoppeur n’est pas le genre d’hommes qu’on oublie), j’avais du moins cessé de penser à lui aussi souvent que par le passé. Je l’appelle l’autostoppeur car c’est ainsi, affublé de ce surnom qui n’aura jamais existé que pour moi, dans mes adresses intérieures à lui, sans qu’il en sache rien, qu’il n’aura jamais cessé de m’apparaître, tout au long des années où je l’aurai côtoyé, tout au long de celles aussi où, éloignés l’un de l’autre, j’aurai pourtant continué de me le rappeler de loin en loin comme un repère – les marins ont un mot que j’aime pour cela, dans lequel on peut entendre ce qu’il faut d’ambiguïté, même si eux n’y attachent rien d’inquiétant : un amer.
Je venais d’emménager à V. lorsque j’ai appris qu’il vivait là lui aussi… »

 

 

Quinze ans plus tôt, le narrateur, Sacha, avait demandé à l’autostoppeur, son colocataire et compagnon de voyages, de sortir de sa vie car, même animé des meilleures intentions du monde, le « pot de fer » ne pouvait que briser le « pot de terre » qu’était alors celui qui raconte. Mais, puisque le destin fait se croiser à nouveau leurs routes, ne vaut-il pas mieux se laisser porter, prendre le risque des retrouvailles, connaître sa famille, Marie sa compagne, Agustín son fils ?

 

L’autostoppeur n’a pas changé. Il continue de partir, le pouce levé, avide de rencontres et de kilomètres à parcourir. « Regarde, l’entendais-je me dire. Regarde comme c’est toujours là. Comme mon audace dure. Regarde comme rien n’a changé, comme je suis toujours le même, et comme toutes les années qui passent n’y feront jamais rien ».

 

Ses absences sont courtes, il téléphone, donne des nouvelles. Avec la présence de Sacha, peu à peu elles s’allongent. Agustín, Marie et Sacha attendent ses appels, les cartes postées aux quatre coins de la France. L’autostoppeur est amoureux, mais comment et pourquoi renoncer à la multitude des rencontres possibles ? Comment se satisfaire d’habiter un seul lieu quand tant de routes n’ont pas encore été parcourues, quand tant de villages restent à visiter.

 

« Sur les quelques cartes qu’il continuait d’envoyer, l’autostoppeur racontait ses projets. Voyages à l’étranger sans quitter la France : Saint-Benin, Venise, Montréal, Porto, Grenade, Le Désert. Voyages gastronomiques : Tournedos-sur-Seine, Échalot, Painblanc, Lentilles, Gras, Autruche, Caille, Mouton, Goyave, Cerisé, La Bouteille, Champagne. […]

 

 Il y avait des semaines où il était d’humeur sombre : Aspres-lès-Corps, l’Épine, Soucy, Aiguilles. Des semaines où au contraire la beauté du monde l’éblouissait : Bellafaire, Beausoleil, Beaulieu, Bonson, Beauregard-de-Terrasson, Allenjoie, Aubaine. »

 

Au fil de cette quête infinie, les points sur la carte de France remplissent peu à peu l’espace, les polaroids fixant les visages des conducteurs s’accumulent, les adresses, les dates des rencontres : 1432 comptés par le narrateur à la page 172 du récit.

 

Les personnages de ce roman, tellement humain, subtil, délicat, sont des êtres libres, francs. Comme d’autres, ils connaissent la douleur, savent l’instabilité des liens qui unissent les hommes, mais domine le bonheur de vivre, d’aimer, de lire, de découvrir, de créer ; une aptitude à vivre en douceur les rencontres et les séparations.

 

L’autostoppeur au manteau bleu diffuse son « élégance sobre » dans l’écriture du roman, dans les vies des multiples êtres qui le traversent ou l’habitent.

 

De multiples détails, une atmosphère particulière, rattachent ces pages contemporaines et nostalgiques aux années 60, à une chanson de Léonard Cohen, Famous Blue Raincoat. On trouve dans cette référence, dans les dernières pages, comme une clé, peut-être, de ce beau et bienfaisant roman.

 

 Catherine Marchasson

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