"A son image " de Jérôme Ferrari

 

Le roman s’ouvre sur des retrouvailles, les photos d’un mariage qui ressemble à tous les mariages et une tragédie.

 

Un « vendredi soir d’août 2003, sur le port de Calvi », Antonia, rencontre Dragan, qu’elle avait longtemps suivi et photographié lorsqu’elle couvrait la guerre en Yougoslavie. Plongé malgré lui dans un conflit auquel ses lectures ne l’avaient nullement préparé, Dragan s’est engagé dans la Légion étrangère après sa démobilisation.

 

« Ils discutèrent toute la nuit et, quand elle rentra à l’hôtel, il était cinq heures du matin. Elle n’avait pas sommeil. […] Elle décida de prendre la route. Elle s’arrêterait chez elle, dormirait toute la journée et monterait au village dîner avec ses parents. Elle se mit au volant et ouvrit toutes les vitres de la voiture. Il faisait encore nuit et la température n’était jamais descendue en dessous de trente degrés. Elle traversa L’île-Rousse. Sur la route de l’Ostriconi, au détour d’un virage, alors que la mer en contrebas demeurait dans l’ombre de la nuit, le soleil qui éclairait vaguement le ciel derrière les montagnes en franchit brusquement les crêtes et ses premiers rayons vinrent illuminer le visage d’Antonia. Elle se laissa éblouir un instant et ferma les yeux. »

 

 

 

Deux jours plus tard, l’oncle maternel d’Antonia, son parrain, bénit son cercueil. Il est prêtre, il lui revient de conduire la messe de funérailles. S’en tenir à la liturgie, qu’il connaît bien, devrait lui permettre de garder la distance nécessaire, de ne pas se laisser submerger par la douleur.

 

Pourtant, les souvenirs affluent, les éclats de la vie d’Antonia viennent interrompre le récit de la cérémonie. Les paroles des Écritures font écho à l’omniprésence de la mort, de la violence dans l’entourage corse d’Antonia, dans l’Europe du XXème siècle.

 

Quand elle eut quatorze ans, son oncle, encore séminariste, offrit à Antonia son premier appareil photo. « Depuis quelques mois, elle s’était prise de passion pour les photos de famille qu’elle passait de longs moments à examiner attentivement … ».

 

S’approprier la technique, même du temps de la photo argentique, n’est pas tellement difficile. Savoir cadrer, composer, jouer des différents plans, un œil artiste comme celui d’Antonia y parvient facilement. Mais quels instants fixés sur la pellicule méritent d’être conservés ? Et les clichés qui semblent les plus réussis, ne sont-ils pas toujours une image trompeuse du réel ? Antonia, lassée de photographier, pour le journal local qui l’emploie, les tournois de pétanque et autres événements locaux, part pour la Yougoslavie. Elle veut photographier la guerre, vivre une autre vie que la sienne. La violence extrême, la mort, la torture sont partout. Elle accumule les clichés, projette de les vendre, veut témoigner.

 

« Elle commence à penser qu’elle a vu quelque chose qu’il aurait été infiniment préférable pour elle de ne pas avoir vu parce que maintenant, elle ne peut plus en détourner le regard. Et ce n’est pourtant qu’un événement minuscule, un bégaiement, l’épisode insignifiant d’une histoire qui n’a pas commencé ici et ne finira pas ici parce qu’elle n’a ni début ni fin. Elle ne raconte rien à son parrain.

 

    Elle lui écrit seulement : Je sais que certaines choses doivent demeurer cachées.

 

    Plusieurs des photos qu’elle a prises seraient, quoi qu’il en soit, condamnées à le demeurer parce qu’elles sont sans doute insoutenables et qu’on pourrait les croire sorties d’un film d’horreur – même si ce n’est pas du tout ça, pas du tout. D’autres sont moins explicites mais tout aussi obscènes. Elles ne montrent rien mais ce qu’elles suggèrent est très clair et, dans un sens, c’est encore pire. Toutes ces précautions, les subtilités de cadrage, la bonne conscience du hors-champ, les répugnantes pudeurs, la jouissance.   

 

     Il y a tant de façons de se montrer obscène, écrit-elle à son parrain.

 

     Elle ne développera pas les pellicules. »

 

Si l’arrière-plan du récit est bien réel, tant en Corse avec les luttes violentes et fratricides pour l’accession à l’indépendance qu’en Yougoslavie, le personnage d’Antonia est fictif. Jérôme Ferrari entremêle son histoire, ses interrogations d’autres destins de photographes, qui furent eux aussi confrontés à la guerre, et choisirent d’en garder la trace, de montrer, de « tenir le registre des horreurs désinvoltes », car les hommes « aiment à conserver le souvenir de leurs crimes ».

 

 

 

Avec cette photographe qui meurt d’avoir fermé les yeux au soleil éblouissant, Jérôme Ferrari a créé le très beau personnage d’une femme corse, qui sort peu à peu d’un chemin tracé par d’autres qu’elle, gagne sa liberté de femme, ne cesse jamais de s’interroger sur le rapport des hommes à la violence et sur la légitimité de ses propres actes, de ses propres images.

 

 

 

Catherine Marchasson

 

 

 

Acte Sud, août 2018. 220 p.

 

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